Le Pied
« Tu lui as téléphoné ? » La chèvre roule des yeux globuleux. Ce n’est pas joli à voir. « Tu ne dis rien ? » Que dire ? « Tu t’es encore dégonflée. » C’est vrai. J’avais pourtant promis à Lali. « Ce n’est pas croyable d’être si lâche ! » Je ne peux qu’être d’accord et suis triste de voir ce que je suis devenue, sorte de chamalo sans saveur, sans avenir et surtout sans manuscrit. « Tu vas prendre ton téléphone, » j’en suis physiquement incapable, « alors lui envoyer un mail, » idem, « alors il faut que je prenne les choses en main ! » Et de son petit pied fourchu elle appuie, délicatement, exactement là où il faut. L’étendue des prouesses de cet animal ne cessent de m’étonner. Je passe la porte sur le point de pieds, fuyant l’inévitable. Cet homme, si doux et compréhensif m’a écrit pour ne pas avoir à me dire, de vive voix, tout le mal qu’il aimerait ne pas penser de ces dix-huit mois de travail. « Il essaie de te joindre depuis le 10, » s’exclame la chèvre. Je force le pas, loin, toujours plus loin. « Il paraît que tu es injoignable ! »
« Injoignable ? » dit le pied gauche, en se figeant sur place. « Fichtre ! « dit le pied droit, toujours d’une insupportable préciosité qui dépasse le ridicule. Mes pieds rejoignent le bureau. Je les suis docilement, après tout « injoignable » signe incontestablement une certaine importance. Une vie bien remplie débordante de dédicaces (de quoi ?), interviews, salons, cafés littéraires… alors qu’en réalité j’ai passé des heures en tête à tête avec mes petites plantes, les encourageant à braver pluie, froid et mistral.
La chèvre ne quitte pas l’écran : « Il est à sa troisième lecture, » l’homme est un saint, « tu te prends toujours les pieds dans les verbes, » je m’en fous, « il trouve quelques anglicismes », normal, « et il changerait bien quelques têtes de chapitres », s’il arrive à tenir pendant trois lectures il peut changer toutes les têtes de chapitre s’il en a vraiment envie. Et puis ? « Et puis, il trouve que l’ensemble tient, la structure aussi, » je la sens déçue, « mis à part quelques verbes… » s’empresse-t-elle d’ajouter.
Et je soupire. Soulagement, bonheur, satisfaction même. Je souris.
« Exquise sensation, » murmure le pied droit.
« Attends donc de recevoir le manuscrit, il n’a peut-être pas oser tout te dire, » conclut la chèvre.
Mais plongée dans ce petit nuage empli de félicité, je n’arrive même pas à lui en vouloir.